Sep 2013
Texte : Serge Renimel
Depuis la fin du siècle passé, nous sommes témoins, et parfois acteurs d’une sorte de ‘conquête muséographique’ de l’Orient qui est mue sans ambigüité par notre impérialisme culturel. À une échelle économique certes bien marginale, elle perpétue assez fidèlement le schéma de la colonisation commerciale et culturelle des espaces orientaux au XVIème siècle, celle qui initialisa la mondialisation, et les siècles d’or des puissances européennes.
Aujourd’hui, les expéditions occidentales ne sillonnent plus l’Océan Indien en caraques, mais leurs modestes avatars le survolent en business class, depuis la Péninsule arabique jusqu’à la mer de Chine. Dans le domaine des expos et des musées, délégués par leurs gouvernements ou leurs grandes institutions d’origine, nos professionnels des musées sont aussi, en réalité, des vecteurs diplomatiques qui facilitent la globalisation de nos stéréotypes culturels. Nombre d’aventuriers indépendants parcourent aussi le Moyen Orient, l’Asie et l’Insulinde en tentant d’y placer des productions d’expos d’art calibrées à l’origine pour une fraction privilégiée des publics européens et nord-américains, mais dont l’équilibre financier sur nos seuls marchés intérieurs devient de plus en plus incertain.
Nous les avons observés, puis nous avons fait mieux.
(Proverbe chinois)
Ainsi, dans les coulisses du milieu muséal européen, les responsables et acteurs culturels ont souvent le plus grand mal à s’affranchir des clichés concernant les pays émergents, et qui ont encore largement cours dans l’opinion publique. Certes, chez les nouveaux riches de la planète, nombre d’expositions ou de créations de nouveaux musées contribuent à entériner l’idée qu’ils accapareraient un peu servilement nos modèles muséaux en vertu de leur excellence supposée (…de leur suprématie ?). Ceci pour en tirer un profit immédiat de prestige, d’attractivité touristique, et – au mieux – de marketing urbain. Tout-à-fait comme les responsables politiques de nos provinces nous y ont habitué depuis trente ans…
En Europe, il est donc incontestable que la vision qui perdure au sein du microcosme culturel se satisfait d’une incapacité supposée des pays émergents à forger leurs propres modèles muséaux et savoir-faire expographiques. Et – a fortiori – à innover en la matière, sur la forme, et surtout pour le fond. En d’autres termes, ils omettraient de s’interroger vraiment sur les stratégies originales de leur propre développement culturel, et sur les outils les plus pertinents pour le servir, qui ne sont pas nécessairement les nôtres.
Tous les pays émergents subissent-ils sans broncher la vague d’exportation de nos certitudes muséales? Auraient-ils renoncé d’emblée à ouvrir leur propres voies en la matière? Combien de temps encore le monopole anglo-saxon et européen sur l’ingénierie culturelle et ses métiers créatifs associés résistera-t-il?
À court terme maintenant, quel sort attend les micro-PME qui picorent les miettes d’un marché désormais globalisé et industrialisé qui passe en ce moment même sous contrôle de la grande distribution des loisirs culturels?
Les éléments de réponse ne s’obtiendront pas en conservant des œillères corporatistes… Ni en espérant s’appuyer sur des études fiables de prospective des marchés potentiels en matière de musées et d’expositions, qui n’existent évidemment pas. Par contre, un cadrage plus large des tendances émergentes est certainement de nature à nous éclairer sur un avenir pas si éloigné où de nouvelles formes de coopération est-ouest s’imposeront.
Ainsi, deux universitaires américains ont récemment publié une chronique intitulée «How the humanities support economy». Émanant d’intellectuels ayant milité de longue date pour la culture, cet article évite le plaidoyer pro domo, comme l’antienne remâchée du levier économique. Dans ce cas, il s’agît surtout de signaler le paradoxe apparent qui est celui de grands pays émergents – et pas des plus démocratiques – convaincus de l’intérêt de développer leur potentiel de soft power, en assumant la réelle prise de risque sociale et politique qu’implique un tel pari pour leurs gouvernants.
Les auteurs rappellent que les sciences humaines et sociales marquent désormais le pas dans nos démocraties en déclin. À l’inverse, de grands pays émergents, réputés peu enclins à tolérer la libre expression de leurs citoyens, en apprécieraient le potentiel concurrentiel avantageux dans un monde de plus en plus interconnecté.
Ziegler et Zimmermann observent que la Russie et la Chine considèrent désormais comme économiquement fondamental l’investissement dans les sciences humaines et sociales; ceci au niveau de la recherche, de la formation, comme dans la diffusion culturelle. Les responsables de ces pays auraient donc compris que, depuis le milieu du siècle dernier, le leadership industriel et technologique mondial des U.S.A. ne s’était pas seulement fondé sur leur impérialisme et leur puissance militaire; ils ont tiré les leçons des investissements culturels de longue haleine qui ont consolidé le socle de créativité et d’innovation à l’américaine; et permis de drainer vers les U.S.A. et d’y intégrer l’essentiel des meilleurs talents de la planète.
Pour notre part, concluons que le levier culturel du développement économique et sociétal est une évidence déjà trentenaire pour certains d’entre nous. Cette instrumentalisation des sciences humaines et sociales, au pieux prétexte de les voir toujours plus convenablement dotées, concerne aussi les musées et expositions, qui en sont des vitrines d’excellence. Il semblerait que certains des pays émergents majeurs développent aujourd’hui une vision prospective et politique qui transcende le mercantilisme ou la simple quête de prestige, et qu’ils privilégient les implications plus profondes et complexes du soft power. Comme en matière d’écologie, la construction de nouvelles formes sociales et d’une réelle qualité de vie est un objectif que la raison commence à imposer à leurs élites et à leurs dirigeants, à défaut de leur conviction civique. Certains pays leaders mondiaux ascendants jettent donc dès maintenant les bases de légitimation de leur futur modèle social, qui ne pourra plus seulement reposer sur une suprématie militaire, technologique ou financière. Ils ont parfaitement intégré qu’on ne peut pas espérer maintenir durablement une telle puissance sans une compréhension profonde et nuancée de toutes les cultures et une ouverture permanente à l’art et à la création. Là aussi, cynisme et réalisme font donc bon ménage…
C’est sans doute dans ces perspectives qu’il faut interpréter la translation géostratégique de la muséomania de la fin du siècle dernier depuis l’ancien monde atlantique vers les pays émergents; et, au premier chef, vers l’Asie.
En tous cas, ce serait un contresens de ne voir qu’une soudaine frénésie d’attractivité touristique ou des accès d’arrogance de nouveaux riches dans les milliers de musées et d’expos surgis des sables ou mis en chantier au cœur des métropoles indiennes ou asiatiques depuis moins d’une décennie. La majeure partie de ces programmes s’inscrit dans une stratégie de maillage dense et pérenne d’équipements destinés en priorité aux ressortissants locaux. Et c’est aussi là que s’inventent et se structurent les sociétés de demain sur des modèles qui – au-delà des apparences – ont de bonnes raisons de ne pas être de serviles répliques des nôtres, eux-mêmes très largement périmés pour le fond.
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Visuel d’introduction : Resplandor y Soledad de Cai Guo Qiang. Photo : Carlos Alcocer by-nc-nd – flickr.com